Article publié sur Harvard Business Review

Démocratisée dès 1990 par l’ouvrage « La Cinquième Discipline » de Peter Senge (Directeur du « Center for Organizational Learning » au MIT), l’organisation apprenante est aujourd’hui un concept qui fait le buzz. Définie par P. Senge comme « une organisation qui accroît en permanence ses capacités à créer son futur », elle interroge les Directions formation pour moderniser leurs stratégies de développement des compétences, et inspire plus largement les DRH à travailler leur marque employeur autour de ce concept pour renforcer leur attractivité auprès de talents en quête d’expériences apprenantes.

Nos travaux sur ce thème nous ont permis de découvrir que d’une part, il s’agit moins de vouloir « être » une organisation apprenante que de « progresser » sur un chemin d’amélioration continue, pour faire évoluer son niveau de maturité et d’impact au service des enjeux business et people ; et que d’autre part, l’un des ingrédients clefs des organisations apprenantes performantes est le niveau d’engagement des dirigeants, au-delà de la fonction RH, sur le rôle du « Learning & Développement ». Comme l’indique Matthew Smith, Chief Learning Officer chez McKinsey, « cela commence par avoir un PDG qui valorise réellement l’apprentissage et en parle très activement ».

Des enjeux stratégiques qui dépassent la fonction RH

Commençons donc par le « POURQUOI » progresser comme organisation apprenante (le fameux « why » de Simon Sinekii), et l’importance d’identifier les enjeux avec les dirigeants ; parmi ceux les plus souvent rencontrés :

• Des enjeux d’apprentissage en continu et d’adaptation : la durée de vie d’une compétence technique était de 30 ans en 1987, elle est aujourd’hui de 18 moisiii. Plus globalement, la durée de vie moyenne des entreprises cotées au S&P 500 est passée de 61 ans en 1957, à 17 ans en 2010 ;

• Des enjeux d’innovation : selon une étude de Deloittev, les organisations apprenantes performantes ont 92% plus de probabilité d’innover que les entreprises plus traditionnelles ;

• Des enjeux d’attraction, d’engagement et de fidélisation : toujours selon Deloittevi, la 1ère raison pour laquelle les collaborateurs quittent l’entreprise est le manque d’opportunité de développement – à une époque où l’augmentation record de démissions (470 000 au T1 2022) et les départs en retraite des baby-boomers (plus 600 000 par an jusqu’en 2030) créent une tension inédite sur le marché de l’emploi ;

• Au global, un enjeu de survie pour les entreprises : face aux transformations technologiques, environnementales et sociétales, la capacité des entreprises à apprendre est devenue un avantage concurrentiel – comme l’indique le BCG « les gagnants de demain seront ceux qui pourront accélérer leur rythme d’apprentissage ».

Une boussole pour progresser

Ensuite vient le « COMMENT ? ». Progresser comme « organisation apprenante » engage bien sûr les politiques et pratiques learning, mais dépasse le périmètre des RH, pour toucher à la vision d’entreprise, à son contexte, sa culture, ou encore aux modes de travail. Le modèle de la Boussole Organisation Apprenante© permet une analyse systémique des points forts de l’organisation, et des leviers d’amélioration à activer face aux enjeux rencontrés.

Au NORD, la Vision : pour partager le cap et engager, à tous les niveaux, les collaborateurs et les équipes, afin d’acquérir les compétences nécessaires à l’ambition de l’entreprise. La politique de développement des compétences est au service de cette vision, mais le Top Management doit aussi être un sponsor actif des missions du learning.

Au SUD, la Culture : pour développer l’envie et la capacité à apprendre, avec humilité, curiosité et droit à l’erreur. Cela passe notamment par la mise en place d’une culture managériale qui favorise la sécurité psychologique, le feedback, la prise de risque, ainsi que des rituels d’apprentissage.

À l’OUEST, la politique Talents (au sens des talents de chacun-e) : en mettant à profit toutes les situations pour apprendre, formelles et informelles (suivant le « modèle 70/20/10 » : formation en situation de travail, apprentissage entre pairs, formation en salle ou à distance) ; en favorisant le développement professionnel à court et moyen termes, et en incitant chacun à être apprenant et formateur.

À l’EST, le modèle Organisationnel : sans doute le domaine le moins investi traditionnellement par les équipes Learning & Development, et pourtant tellement important : il s’agit de favoriser des modes de travail apprenants où les managers sont des développeurs de compétences, où l’apprentissage en équipe est intégré aux modes de travail, et où les processus RH (de l’onboarding à l’offboarding avec notamment le système d’évaluation et le plan de développement individuel) renforcent cette dynamique.

4 stades pour mesurer le niveau de maturité de son organisation

Mais comment positionner son niveau de maturité comme organisation apprenante ? Compte tenu de l’approche systémique nécessaire pour poser ce diagnostic, nous nous inspirons ici d’un modèle suggéré par Frédéric Laloux dans son ouvrage « Reinventing Organizationsix », qui distingue différents stades d’évolution organisationnelle, notamment :

Conformiste : le futur envisagé est une répétition du passé avec des rôles et process bien établis – organisation pyramidale et culture de type « Command & Control » ;

Réussite : croissance, profit et innovation sont au cœur de la stratégie – modèle de management par objectifs avec une liberté sur le comment et culture méritocratique ;

Pluraliste : la culture et les valeurs jouent un rôle clef dans le fonctionnement de l’organisation – forte autonomisation des salariés et culture de l’engagement ;

Évolutif : la mission (« purpose ») et la vision partagée fédèrent le collectif – organisation vue comme une entité vivante, avec une culture de l’évolution permanente, des équipes responsabilisées et autonomes, en interconnexion avec l’écosystème.

La combinaison de la Boussole Organisation Apprenante© et de ces 4 stades d’évolution permet d’établir une « carte de maturité » pour évaluer le niveau d’une unité opérationnelle, d’un département, ou encore d’une zone géographique, et piloter sa progression comme organisation
apprenante.

A titre d’illustration, voici quelques pratiques distinctives issues de benchmark auprès de plus de 100 organisations.

VISION

Les organisations « conformistes » ont tendance à se centrer sur la dimension administrative de la formation, sur les formations obligatoires. La formation est un centre de coût et les indicateurs sont plutôt focalisés sur les dépenses, le taux de participation et de satisfaction. À l’autre bout du curseur, une organisation apprenante de type « évolutif » y verra une fonction stratégique et fera la promotion de l’apprentissage en continu. Par exemple :

• Satya Nadella, CEO de Microsoft depuis 2014, a incité tous ses collaborateurs à développer un « growth mindset » (mentalité de croissance), pour passer d’une culture de « know-it-all » (tous experts) à « learn-it-all » (tous apprenants) et développer l’innovation ;

• Doctolib a construit sa culture d’entreprise autour de 4 valeurs dont l’apprentissage. Cette valeur est concrètement illustrée par « nous sommes humbles, nous partageons nos connaissances et essayons d’apprendre 3 nouvelles choses par jour ».

A ce stade, les membres de l’équipe Learning & Development sont des « consultants de la performance », comme l’indique Charles Jenningsx ; et la formation est considérée comme un investissement, avec des indicateurs d’impact.

CULTURE

Les organisations « conformistes » attendent surtout de leurs collaborateurs qu’ils soient performants dans leur poste, et le développement professionnel à moyen terme n’est pas la priorité. Les organisations de type « évolutif » ont elles bâti une forte culture du feedback, des retours d’expérience systématiques, et des « rituels » qui favorisent la culture learning. Exemples de rituels
aux niveaux :

• Individuel : Société Générale incite ses collaborateurs à sécuriser 1h par semaine pour apprendre sur une thématique choisie et sponsorisée par les Directeurs de Département ;

• Département : chez ING, les « tribus » organisent mensuellement un « Fuck-up Friday », durant lequel les collaborateurs partagent des échecs et les leçons apprises ;

• Organisation : Nexity organise, depuis plusieurs années, un E-Learning Tour : série de journées de formation par région, piloté par « La Cité » (Université d’entreprise de Nexity), combinant master class et ateliers à distance ouverts à tous.

TALENTS

La politique de formation dans les organisations « conformistes » se traduit le plus souvent par un catalogue de formation centré sur des compétences techniques, avec une part importante de formations obligatoires ou règlementaires. Dans les organisations de type « évolutif », le portefeuille de formation investit le territoire du « 70/20/10 », et laisse une large part aux compétences comportementales (« soft skills »). L’offre se veut visible, attractive et facile d’accès, et équilibre les formations à l’initiative de l’organisation (« PUSH ») et celles choisies par les salariés (« PULL »).

Par exemple :

• L’Oréal vise un réel équilibre entre « push » et « pull » : 50% des actions de développement
sont choisies par les collaborateurs, pour développer les compétences de leur choix ;

• Décathlon a mobilisé plus de 1000 collaborateurs pour créer 7 000 capsules de formation en
2 ans, couvrant toutes les filières métiers.

ORGANISATION

Les entreprises « conformistes » reconnaissent les managers avant tout pour leur niveau d’expertise
et leurs résultats. « Se former », cela veut dire « ne pas travailler… ». À contrario, les organisations apprenantes performantes ont pris conscience que « apprendre c’est travailler, travailler c’est apprendre ». Les managers sont formés et outillés pour activer leur rôle de développeurs de compétences. Les process RH renforcent l’importance du développement à court et moyen terme. Enfin, le partage de pratiques entre services est également institutionalisé, de même que l’ouverture auprès de l’écosystème. Par exemple :

• Vinci Énergies intègre dans sa politique de rémunération le critère « contribution au
développement de mon équipe » ;

• Danone, a mis en place des plans de développement couvrant la performance et l’évolution professionnelle des collaborateurs, et incitant systématiquement la mise en œuvre d’action de développement sur les 3 dimensions du modèle 70/20/10 ;

• Google, avec son site « re:work », partage en libre accès de nombreux guides, études de cas, pratiques RH et découvertes en matière d’analyse de données RH : faisant ainsi bénéficier son écosystème de son expertise pour servir sa mission « make work better ». Et vous, quelle est votre ambition ?
Tracer son ambition comme Organisation Apprenante nécessite ainsi d’engager la DRH et
l’ensemble du Comité de Direction pour se questionner sur :

1. Les enjeux : quels sont vos défis business, humains et organisationnels que le Learning peut
contribuer à adresser ?

2. Le niveau de maturité : quel diagnostic vous inspire le modèle de la Boussole Organisation
Apprenante© ?

3. La feuille de route : quels axes de progrès prioritaires souhaitez-vous dessiner sur la carte de
maturité ? – comme suggéré sur le schéma ci-dessous.

Pour autant, s’engager à grande échelle est souvent ardu, et mieux vaut parfois opérer par « Proof Of Concept » dans un périmètre défini, afin d’explorer la démarche et progresser vers le « point de bascule », seuil critique des 20% selon Malcolm Gladwellxi ”.

C’est l’approche qu’a par exemple choisie l’Université Safran : avec un pilote dans une Business Unit, et l’ambition de déployer plus largement cette dynamique au sein de l’entreprise avec la mise en place d’une communauté autour de l’entreprise apprenante.

Et vous, comment comptez-vous (continuer à) progresser comme Organisation Apprenante ?

 

Thierry Bonetto

Ex Directeur Learning Groupe @DANONE
Expérience Corporate, Conseil & Académique

thierry@learningfutures.fr

Morgan Baivier de Fortis

Ex Recruteur & Entrepreneur RH @MONMENTOR
Expérience Startups, ESN & Académique

morgan@learningfutures.fr

Conseil en Learning & Development, Pionnier en Organisation Apprenante

Diagnostic, Accompagnement, Formation & Conférence Inspirante.